Jérusalem, capitale éternelle du peuple juif ?
Peut-être. Mais elle n’est pas que cela. Et elle
ne l’est pas en un seul sens. Selon d’anciennes
traditions rabbiniques, c’est par là que Dieu
aurait commencé la création de notre monde et à
partir de la poussière de ce lieu qu’il aurait
façonné le premier homme. C’est là que Caïn et
Abel auraient présenté leurs premières offrandes
au Seigneur, qu’ils se seraient disputé et que
Caïn aurait tué son frère. Là aussi qu’Abraham
aurait conduit son fils Isaac pour l’immoler
comme Dieu l’avait exigé de lui, et qu’un bélier
aurait été substitué in extremis au rejeton
promis au sacrifice. Là enfin que le Temple
aurait finalement été édifié par le roi Salomon.
Puis détruit, à deux reprises, par les
Babyloniens et par les Romains.
Cent fois conquise, cent fois
perdue
Jérusalem, lieu géographique, précisément
situable sur une carte. Jérusalem, lieu de
l’histoire également. De l’histoire des Juifs,
mais aussi, et aux yeux des Juifs eux-mêmes, de
l’histoire du monde. Jérusalem, capitale des
imaginaires enfin. Les Juifs n’ont jamais cessé
d’en rêver, d’aspirer à sa reconstruction et à
celle de son Temple, d’espérer s’y rassembler un
jour. Certes. Mais Jérusalem est aussi le
théâtre de la Passion et le lieu de la sépulture
du Sauveur des chrétiens – et la troisième ville
sainte de l’islam. Elle a été l’enjeu de maintes
luttes à la fois impériales et religieuses. Cent
fois conquise, cent fois perdue, après la ruine
définitive de tout espoir d’autonomie politique
juive, Jérusalem a connu plus d’un maître :
Romains, Byzantins, Arabes, Croisés, Mamelouks,
Ottomans, Britanniques…
Et les Juifs ont su se passer d’elle, pendant
les longs siècles de leur exil, sans pour autant
l’oublier, et sans cesser de prier tournés vers
elle. Ils en ont fait l’horizon d’une attente.
Ils en ont fait une métaphore, et ils lui ont
trouvé partout de prestigieux substituts
diasporiques : Kairouan, Jérusalem d’Afrique ;
Tolède, Jérusalem d’Espagne ; Salonique,
Jérusalem des Balkans ; Prague, Jérusalem de
Bohême ; Vilna, Jérusalem de Lituanie… Là où les
Juifs étaient nombreux et où leur culture
s’épanouissait, là était «Jérusalem».
Tel-Aviv, la profane
Lorsque le nationalisme juif prend forme à la
fin du XIXe et au début du XXe siècle,
il se nourrit bien sûr de l’énergie de cette
antique nostalgie. En la sécularisant. Et non
sans hésiter, au début au moins. Au point, pour
Herzl lui-même, d’envisager un moment la
possibilité d’une solution provisoire au
problème juif en Afrique (le fameux projet
«ougandais»). Ce n’est que peu à peu que la
«terre d’Israël», comme option de vie concrète,
a fini par s’imposer aux artisans du sionisme
politique. Ils n’en ont pas moins longtemps
tourné le dos aux territoires de l’Israël
biblique, et à Jérusalem, ils ont préféré
Tel-Aviv, ville créée de toutes pièces, profane,
ouverte sur la mer, délestée du poids du Livre
et de la Tradition. Et ce alors même que les
centaines de milliers d’immigrants venus peupler
le nouvel Etat d’Israël ont pu avoir le
sentiment de réaliser le vœu antique répété
chaque année, dans les familles, le soir de la
Pâque : «L’an prochain à Jérusalem !»
La Guerre des Six Jours, en 1967, crée une
césure. Elle assure la «réunification» de la
Ville sainte et ouvre l’ère nouvelle de
l’occupation de la Cisjordanie, que les colons
appellent Judée-Samarie. La société israélienne
est alors prise un temps d’une fièvre
messianique, laïcs et religieux voient là un
«miracle». Le symbole redevient un lieu.
L’imaginaire se confond avec un espace.
Or Jérusalem et la Judée-Samarie sont aussi des
terres arabes. Le nier, l’oublier ou faire mine
de l’oublier, juger le fait secondaire, ou
purement accidentel, est bien une façon de faire
insulte à cette «histoire» dont le Président
Trump a prétendu s’inspirer. Soixante-dix années
de pouvoir israélien ne suffiront jamais à
effacer deux ou trois millénaires d’une histoire
complexe, stratifiée, contradictoire, juive
certes, mais pas seulement.
Sacrifier les rêves des uns aux rêves des autres
revient à condamner les acteurs présents de
cette histoire à une indéfinie répétition des
drames sanglants qui l’ont ponctuée jusqu’ici.
Faire de Jérusalem la capitale éternelle
d’Israël, d’Israël d’abord, et dans beaucoup
d’esprits d’Israël seulement, c’est ajouter,
pour les Palestiniens, une humiliation
supplémentaire à la dépossession concrète.
Jérusalem est aussi l’Al-Quds des Palestiniens.
Les symboles ne se divisent pas, mais les
territoires, eux, doivent pouvoir se partager.
Trump : ignorant de l’histoire et du terrain
La déclaration du président Trump n’est que le
fruit d’une double ignorance : ignorance de
l’histoire, d’abord, toute tissée qu’elle est
d’imaginaires contraires et de trajectoires
diverses, ignorance du terrain ensuite, de ses
blessures et de ses tragédies. En prenant le
contre-pied de ses prédécesseurs, en décidant le
transfert de l’ambassade des États-Unis à
Jérusalem, Donald Trump a probablement agi aussi
sous l’emprise des puissants lobbys
pro-israéliens américains et chrétiens
millénaristes, de ces milieux évangéliques
influents – sa clientèle – qui, depuis le XIXesiècle,
voient dans le rassemblement des Juifs en Terre
sainte un prélude nécessaire à la rédemption.
Dans un tel contexte, le Crif et le Consistoire
demandent à Emmanuel Macron, qui a tout de suite
marqué sa réticence, d’emboîter le pas à son
homologue américain. Une telle intervention
est-elle bien raisonnable, quand les
protestations d’autres pays pleuvent depuis
cette décision relevant plutôt du degré zéro de
la diplomatie ? Alors que les pourparlers
israélo-palestiniens sont au point mort, l’Union
européenne ayant d’ailleurs une grande part de
responsabilité dans cet état de fait, ce
transfert d’ambassade peut être lourd de
conséquences, sonnant le glas de toute avancée
et susceptible de mettre la rue palestinienne en
ébullition et de déstabiliser l’État d’Israël
lui-même.
Libération, 09-12-2017
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